Depuis 2018, l’Union européenne avait construit progressivement un cadre ambitieux en matière de durabilité, structuré autour de deux directives majeures :
- La CSRD, adoptée en 2022, qui remplace la NFRD et introduit un reporting de durabilité renforcé, fondé sur la double matérialité et applicable progressivement entre 2024 et 2028.
- La CS3D, adoptée en 2024, qui instaure pour la première fois un devoir de vigilance européen couvrant les impacts sur les droits humains, l’environnement et le climat au sein des opérations, des filiales et des chaînes de valeur.
Ensemble, ces deux textes constituaient le socle opérationnel du Green Deal européen appliqué aux entreprises, destiné à transformer en profondeur leurs modèles et leurs responsabilités.
Le paquet « omnibus », présenté en 2025 pour « simplifier » ce cadre, en modifie pourtant profondément les effets et l’ambition. Le vote du parlement le 13 novembre 2025, adopté à 382 voix contre 249 (13 abstentions), confirme et parfois accentue ces révisions.
Ce qui devait n’être qu’un ajustement technique et simplification administrative se transforme ainsi en véritable inflexion politique qui réduit les ambitions environnementales et sociales, encore soumise aux négociations en trilogue d’ici fin 2025.
CSRD : un recul majeur et une dilution de l’ambition initiale
Seuils d’application fortement relevés
L’une des évolutions les plus structurantes concerne le relèvement massif des seuils d’application. Dans la version initiale de 2022, la CSRD s’appliquait aux « grandes entreprises » (250 salariés, 40 M€ de CA ou 20 M€ de bilan), soit environ 50 000 entreprises européennes d’ici 2028.
La première version de l’omnibus envisageait déjà un seuil à 1 000 salariés. Mais le texte adopté le 13 novembre va nettement plus loin : 1 750 salariés et 450 M€ de CA, réduisant le périmètre à 8 000 – 10 000 entreprises, soit une contraction de 70 à 80 % des entreprises ciblées.
Ce changement transforme la philosophie du texte : la CSRD ne porte plus une ambition systémique, mais se recentre sur les très grands groupes, affaiblissant son effet de diffusion dans les chaînes de valeur.
Affaiblissement des obligations progressives
Les reculs ne concernent pas seulement les seuils. La trajectoire initiale assurance raisonnable à partir de 2028, normes sectorielles ESRS, obligations renforcées sur la chaîne de valeur est largement atténuée.
L’omnibus reporte certaines exigences, en allège d’autres et suspend pour l’instant toute perspective d’assurance raisonnable. La directive glisse ainsi d’un outil stratégique de transformation à un reporting plus administratif, moins exigeant et moins structurant pour les entreprises.
Un effet d’entraînement affaibli dans les chaînes de valeur
La CSRD devait créer un « effet cascade », en diffusant la structuration ESG au sein des écosystèmes d’affaires. Avec un périmètre désormais très restreint, cet effet devient incertain : de nombreuses PME et ETI, non soumises à la directive, resteront en dehors du mouvement de vigilance et de progrès sur les enjeux RSE.
La VSME comme alternative volontaire
Dans ce contexte, la VSME, norme volontaire et allégée pour les PME, prend de l’importance. Elle offre un cadre de transparence plus léger que le dispositif CSRD tout en permettant aux entreprises engagées de répondre aux attentes croissantes des donneurs d’ordre. Néanmoins, son adoption volontaire limitera probablement sa diffusion, en particulier dans les secteurs peu matures.
CS3D : une responsabilité fragmentée et recentrée sur les relations directes
Réduction du périmètre de vigilance
La directive adoptée en 2024 visait à couvrir l’ensemble de la chaîne de valeur, en cohérence avec les standards de l’ONU et de l’OCDE. La première version de l’omnibus restreignait déjà le dispositif aux partenaires directs, et le texte adopté le 13 novembre confirme cette orientation.
La vigilance se limite désormais aux activités propres, aux filiales et aux partenaires commerciaux directs. Les segments les plus à risque des chaînes globales – agriculture, minerais, textile, électronique, logistique mondialisée – échappent largement à ce périmètre, modifiant profondément l’esprit de la directive.
Seuils d’application relevés
La première version de l’omnibus envisageait des seuils autour de 1 000 salariés. La version adoptée les élève à 5 000 salariés et 1,5 Md€ de CA, marquant un recul important par rapport à la directive de 2024 et réduisant encore le nombre d’entreprises concernées.
Un éloignement des standards internationaux
Cette redéfinition du périmètre crée un écart notable avec les références internationales et les législations nationales les plus avancées, notamment la loi française sur le devoir de vigilance. L’Europe, qui ambitionnait d’occuper un rôle moteur, se repositionne sur une approche plus minimale, centrée sur la conformité plutôt que sur les impacts.
Les raisons d’un recul assumé mais paradoxal
Ces révisions s’inscrivent dans un contexte marqué par des préoccupations croissantes autour soit-disant de la compétitivité, du coût de mise en conformité, de la charge administrative et de la conjoncture économique. Dans un climat politique tendu, les régulations environnementales et sociales ont été présentées comme un frein potentiel à la performance économique européenne. C’est dans cet environnement que l’omnibus a été formulée, puis soutenu lors du vote de novembre.
Le paradoxe est toutefois fort : jamais les risques systémiques – climatiques, sociaux, géopolitiques – n’ont été aussi prégnants, et jamais les attentes des investisseurs et des marchés n’ont été aussi structurantes sur les questions ESG. En réduisant la portée de ces directives, l’Union européenne prend le risque d’un manque de lisibilité stratégique à moyen terme.
Implications stratégiques pour les entreprises
Pour les entreprises désormais hors périmètre, le recul réglementaire peut donner une impression de manque de cap et de vision politique. Mais les attentes de leurs clients, de leurs investisseurs, de leurs partenaires commerciaux et de leurs futurs talents ne disparaissent pas pour autant. Beaucoup devront maintenir une ambition ESG élevée pour protéger leur attractivité et leur compétitivité.
Pour celles qui restent dans le périmètre, les enjeux se complexifient. Elles devront composer avec des chaînes de valeur hétérogènes – où certains fournisseurs seront soumis à des obligations réglementaires et d’autres non – tout en continuant à produire un reporting de qualité dans un cadre mouvant. La fragmentation possible entre États membres pourrait également renforcer les divergences et augmenter la complexité opérationnelle.
Dans ce contexte, les directions RSE voient leur rôle renforcé : elles doivent maintenir une vision stratégique cohérente malgré le recul du cadre légal et accompagner leur organisation dans une trajectoire ambitieuse et lisible.
Prochaines étapes
Le vote du 13 novembre ouvre la voie aux trilogues. La finalisation du texte est attendue pour la fin de l’année 2025, suivie d’une transposition probable en 2026. D’autres actes délégués viendront préciser les modalités techniques, notamment pour l’assurance ou l’application progressive des normes.
L’omnibus modifiant la CSRD et la CS3D marque un à ce stade recul significatif des ambitions européennes en matière de durabilité : périmètres réduits, exigences amoindries, vigilance recentrée sur les seuls partenaires directs. Mais les enjeux auxquels ces directives répondaient demeurent intacts. Dans cette nouvelle configuration, les entreprises les plus matures comprendront qu’il est stratégique de maintenir leur niveau d’ambition, indépendamment du recul réglementaire, pour rester résilientes, attractives et compétitives dans la durée.