La réutilisation des eaux usées traitées (REUT) est devenue l’une des mesure phares pour l’optimisation de la disponibilité de la ressource en eau dans le monde. En Europe, et particulièrement dans les pays marqués par l’aridité comme l’Espagne ou l’Italie, cette pratique est de plus en plus développée. Cependant, la REUT reste une solution peu utilisée en France dans les situations de déficit en eau. Dans ce contexte, le Gouvernement, à travers le Plan Eau publié en mai 2023, a relevé l’objectif de déployer 1 000 projets de réutilisation dans le territoire d’ici 2027. Ces projets devront désormais respecter les exigences du nouveau règlement européen sur la REUT, qui entrera en vigueur le 26 juin 2023.
Nous vous proposons de découvrir dans cet article le contenu de la nouvelle réglementation et ainsi que notre analyse sur les points clés et les enjeux du cas français : freins administratifs, condamnations européennes, système de gouvernance qualifié comme incohérent, leviers pour atteindre les objectifs du Plan Eau, rôle des intercommunalités…
Historiquement marqué par l’aridité du terrain et une rapide augmentation de la population, l’Israël est devenu pionnier dans la réutilisation des eaux usées traitées (REUT). Cette technique, de plus en plus présente dans les pays européens, consiste à appliquer les principes de l’économie circulaire à la gestion de l’eau afin de réduire la pression sur la ressource, en réalisant des économies d’eau potable. En Europe, et particulièrement dans les pays du Sud les plus affectés par le manque d’eau, la REUT connaît un fort développement depuis la fin du XXème siècle. La REUT est aussi présente dans le reste des Etats membres, moins affectés par cet enjeu, à l’exception de la France. Aujourd’hui, l’Israël est capable de réutiliser presque 90% de ses eaux usées, face à un 0.8% pour l’Hexagone. « On pensait qu’il y avait de l’abondance » explique l’actuel ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, en réponse aux députés de la commission du développement durable. Or, le système productif est très consommateur d’eau. Dans un contexte de changement climatique qui implique des températures à la hausse et des précipitations de plus en plus rares, la ressource en eau n’est plus considérée comme infinie et doit donc être préservée.
Dans ce contexte, le Gouvernement a sorti fin mars 2023 le Plan d’Action pour une Gestion Résiliente et Concertée de l’Eau, connu comme Plan Eau. Divisé en 13 objectifs et 53 mesures, ce plan vise à mobiliser tous les acteurs dans le but de limiter l’impact de la sécheresse et d’améliorer la disponibilité en eau pour tous. Afin d’optimiser la disponibilité de la ressource (objectif correspondant à l’axe 2 du Plan Eau), des actions d’encouragement de la REUT et, plus largement, de la valorisation des eaux non conventionnelles (eaux usées traitées, eaux de pluie et eaux grises ou ménagères, en excluant les eaux noires, issues des WC) sont inclues dans le texte.
L’objectif de toute stratégie de valorisation des eaux non conventionnelles (récupération des eaux de pluie, réutilisation des eaux de vidange des piscines…) est de réduire la pression existante sur la ressource en eau potable. La réutilisation des eaux usées traitées consiste en l’application des principes de l’économie circulaire à la gestion de l’eau, en mettant en avant l’allongement de la durée de vie, le recyclage et même l’éco-conception. Cette technique apporte une quantité supplémentaire d’eau à destination d’un usage déterminé et qui n’utilise pas d’eau brute (présente dans le milieu naturel). Cela permet de protéger et de préserver les ressources en eau brute pour l’approvisionnement en eau potable humaine.
Il est possible de définir le modèle circulaire de la REUT par son contraire. Dans un contexte d’économie linéaire, l’eau est collectée dans le milieu naturel, traitée dans une station de potabilisation, distribuée pour sa consommation à travers le réseau, de nouveau recollectée et traitée dans une station d’épuration pour être finalement rejetée dans la nature. Dans ce modèle, tous les usages, de l’eau du robinet à l’eau destinée au nettoyage des rues, utilisent de l’eau potable. Cela provoque une pression excessive sur la ressource. C’est le cas spécialement en périodes d’étiage, où les prélèvements augmentent, principalement pour répondre aux besoins de la production agricole, alors que la disponibilité est très réduite. A contrario, l’implémentation de la REUT dans ce modèle destinerait l’eau usée et traitée à d’autres usages avant d’être rejetée dans les milieux naturels.
Ce geste, en plus de favoriser la sobriété en eau potable, a plusieurs avantages selon le Cerema :
- l’approvisionnement est plus avantageux d’un point de vue économique car l’eau est moins chère et elle a des nutriments bénéfiques pour les cultures,
- tandis que la réduction des rejets dans la nature réduit le risque d’eutrophisation, entre autres.
Il est toutefois important de noter que tout développement de la REUT doit se faire d’une manière contrôlée en tenant compte de l’équilibre entre les rejets dans la nature et la réutilisation des eaux usées. Un recours intensif à la REUT peut comporter des conséquences négatives pour le maintien du cycle naturel de l’eau par l’assèchement des rivières et nappes phréatiques. C’est le cas de certaines zones comme le sud de l’Espagne, où la consommation d’eau (60% de la REUT) a augmenté exponentiellement à cause du développement d’une agriculture intensive, qui absorbe plus de 80% des ressources hydriques disponibles.
Ainsi, les institutions européennes ont inclus le développement de la REUT comme objectif clé des documents majeurs du Pacte Vert. Il faut mentionner notamment le Plan d’Action Economie Circulaire paru en 2020, une compilation de mesures politiques pour mener à bien la transition d’une économie linéaire (basée sur l’extraction de ressources et la génération de déchets) à une économie circulaire (plus sobre en matières primaires et moins génératrice de déchets) pour différents secteurs de production comme les textiles, les bâtiments, l’alimentation et l’eau. Au sein de l’Union Européenne, le sujet de la REUT était déjà préconisé en 2008, dans la Résolution du Parlement Européen du 9 octobre 2008 sur « Faire face aux problèmes de rareté de la ressource en eau et de sécheresse dans l’Union européenne », où l’eau est considérée comme « un bien commun qui ne devrait pas être réduit à une simple marchandise » et où le Parlement attirait l’attention des Etats membres à cause du « caractère non durable des tendances observées en matière d’utilisation de l’eau » en Europe.
Toutefois, l’acte le plus important sur la REUT au niveau européen reste le Règlement (UE) 2020/741 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2020 relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau, avec entrée en vigueur le 26 juin 2023.
Le cadre juridique existant et à venir pour la REUT
Le règlement (UE) 2020/741 relatif aux exigences minimales applicables à la réutilisation de l’eau vise à « faciliter le recours à la réutilisation de l’eau (…) en établissant un cadre favorable pour les Etats membres ». Parmi ses 16 articles, des freins administratifs et économiques aux projets de recherche sont enlevés, avec l’objectif d’inciter au développement de pratiques innovantes. De plus, une nouvelle procédure de gestion des risques est préconisée. Les pays sont désormais obligés de respecter les normes ISO 20426:2018 et ISO 16075-1:2020 et les directives de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le standard international pour assurer une eau de bonne qualité. Finalement, une méthode est détaillée pour la publication d’informations relatives au contrôle et la mise en œuvre des stations d’épuration.
Les Annexes du règlement sont dédiées aux critères d’évaluation de la qualité des eaux (paramètres physico chimiques, comme la présence de sel ou d’engrais comme l’azote). L’Annexe I établit une typologie d’EUT selon la qualité de l’eau de récupération générée et les processus employés : quatre types d’eau, de la plus pure (A) à la plus riche en éléments chimiques (D) qui peuvent être bénéfiques pour l’irrigation de certaines cultures. Ce classement correspond aux exigences de qualité de l’eau de récupération à destination agricole (A-D) aussi fixées par l’Annexe I du règlement, en utilisant la même nomenclature. Le régime des sanctions applicables aux violations du règlement, en revanche, n’est pas encore développé. Il revient aux Etats membres de transmettre leurs modalités à la Commission Européenne au plus tard le 26 juin 2024.
Le champ d’application de la norme est similaire à celui de la Directive 91/271/CEE relative au traitement des eaux urbaines résiduaires (DERU) : les agglomérations de plus de 2 000 habitants (article 3 DERU). Par ailleurs, cette directive a pour objectif d’assurer le bon fonctionnement des stations d’épuration des eaux urbaines résiduaires, en établissant une série d’exigences concernant le traitement auquel elles sont soumises avant d’être rejetées dans la nature. Les eaux urbaines résiduaires sont définies par cette directive comme « le mélange des eaux ménagères usées avec des eaux industrielles usées et les eaux de ruissellement ».
Depuis 1998, la France a présenté un volume alarmant de non-conformités par rapport aux obligations de la DERU :
- prise en compte insuffisante des zones sensibles à l’eutrophisation,
- défauts de communication d’informations sur les rejets et les boues,
- collecte et traitement insuffisant des eaux résiduaires,
- non-atteinte des objectifs de qualité…
Malgré les progrès réalisés lors de la dernière décennie, notamment à partir de 2020, avec la publication par le Gouvernement d’une Instruction adressée aux collectivités présentant des infractions à la norme, la France est toujours en risque de condamnation par les institutions européennes. En 2023, l’Inspection Générale de l’Environnement et du Développement Durable (IGEDD) a publié un rapport sur la collecte et traitement des eaux usées urbaines dans l’Hexagone. Les enquêteurs ont remarqué un manque d’approche globale de la gestion des eaux résiduaires aux niveaux interministériels et de pilotage des services par les collectivités responsables, entraînant un taux de non-conformités des stations de traitement des eaux usées de 17,5% par rapport à la DERU, ce qui équivaut à 169 agglomérations et 1 522 stations d’épuration. L’Etat risque de nouveau une condamnation par la Cour de Justice européenne pour le non-respect de la directive. Cela serait la cinquième condamnation de la France à cause de cet enjeu.
Les conditions non optimales d’une portion considérable des stations d’épuration françaises constituent, donc, un possible frein au développement de la REUT dans le territoire, étant donné que ces installations sont chargées de mener tous les procédés. Au-delà des difficultés techniques, le cadre règlementaire français est historiquement opposé à la facilitation de la réutilisation de l’eau. Ce sujet a été souvent relégué à une disposition marginale et dont la demande d’autorisation préfectorale constituait un processus lent et complexe, selon le régime fixé par l’Arrêté du 25 juin 2014 modifiant l’arrêté du 2 août 2010 relatif à l’utilisation d’eaux issues du traitement d’épuration des eaux résiduaires urbaines pour l’irrigation de cultures ou d’espaces verts. L’augmentation des cas de sécheresse en France, accentuée depuis les années 2020, a provoqué un changement de paradigme au sein du Gouvernement, notamment des ministères de la Santé et de la Transition Ecologique. En 2022 est paru le Décret n° 2022-336 du 10 mars 2022 relatif aux usages et aux conditions de réutilisation des eaux usées traitées, complété par l’arrêté du 28 juillet 2022 relatif au dossier de demande d’autorisation d’utilisation des eaux usées traitées. Ces textes ont élargi et apporté plus de clarté aux usages autorisées pour la REUT, ainsi qu’à la constitution du dossier de demande. Toutefois, la démarche reste toujours une procédure dure et trop longue, sachant que la durée du permis d’utilisation est limitée à 5 ans.
Il est donc indispensable de réduire les freins règlementaires évoqués pour développer les activités de valorisation des eaux non conventionnelles. A travers la publication du Plan Eau en mai 2023, le Gouvernement s’est donné l’objectif d’éliminer ces obstacles afin de développer 1 000 projets de réutilisation sur le territoire d’ici 2027. Pour cela, l’Exécutif prévoit aussi l’accompagnement financier et technique des initiatives, avec la mise en place d’un guichet unique pour le dépôt des dossiers, l’appui de France Expérimentation, la création d’un observatoire sur la REUT et le lancement d’une nouvelle génération des Aquaprêts de la Banque des Territoires.
L’enjeu de la gouvernance de l’eau en France
« Manque de cohérence » dans l’action de l’Etat, « organisation peu lisible » entre les collectivités territoriales avec une « absence du chef de file » et une « inadéquation entre les circonscriptions administratives et la géographie des bassins et sous-bassins hydrographiques ». C’est la définition de la gouvernance de l’eau en France, réalisée par la Cour des Comptes dans un rapport publié en mars 2023. Les soucis de communication que cela provoque, ainsi que la lenteur de la production législative sur l’eau issue d’un travail interministériel (Transition Ecologique, Agriculture et Santé) très épisodique rendent plus difficile la mise en place d’un cadre politique et de gestion favorable à la REUT.
La réussite de la stratégie de réutilisation de l’eau en France repose sur une approche holistique et intégrée pour la ressource, qui permettrait de mener une gestion plus cohérente des masses d’eau (naturellement interconnectées entre elles) et des demandes d’eau épurée sur le territoire (irrigation, lavage de voirie, entretien des espaces verts…). Cela passe, selon le rapport de l’IGEDD mentionné plus haut, par le repositionnement de l’assainissement comme enjeu majeur de la stratégie de transition écologique nationale, en étroite relation avec l’aménagement urbain.
Le bloc communal, en tant que détenteur des compétences eau et assainissement (dont, les stratégies de valorisation des eaux non conventionnelles comme la REUT), revêt alors un rôle majeur.
Leviers et idées d’action pour les collectivités
Un manque de confiance de la part des consommateurs, un processus de construction du dossier de demande long et pénible et une surestimation de la disponibilité de la ressource sont responsables du gros écart entre le développement de la REUT française (moins de 1%) et celui de la REUT espagnole (14%) ou italienne (8%). Toutefois, l’augmentation des épisodes de sécheresse lors des dernières années ont provoqué un changement de paradigme parmi les citoyens et les institutions. Selon une étude du Cerema, 68% des Français sont prêts à accepter de consommer des fruits et légumes arrosés avec des eaux usées traitées. Parallèlement, le compromis du Gouvernement pour l’élimination progressive des freins administratifs et bureaucratiques au déploiement de la REUT est un premier pas envers la constitution d’un cadre favorable à l’innovation et l’action des intercommunalités en ce qui concerne le sujet de l’eau.
En attente de la traduction des mesures du Plan Eau par des instruments juridiquement contraignants, les collectivités territoriales souhaitant s’inspirer pour articuler leur stratégie de valorisation des eaux non conventionnelles peuvent suivre l’exemple de territoires comme le département de la Charente-Maritime, où le syndicat Eau 17 pilote des projets de réutilisation des eaux usées traitées pour l’irrigation des cultures depuis plus de dix ans. Quel que soit leur niveau de développement, les territoires peuvent inclure différentes actions dans leur stratégie de REUT :
- Inclusion des techniques de valorisation des eaux non conventionnelles, dont notamment la REUT, dans les documents de planification de l’aménagement (PLU, PLUi),
- Amélioration de la gestion des stations d’épuration en assurant le respect du cadre règlementaire européen et national,
- Développement de projets innovants de REUT grâce aux dispositifs d’appui technique et économique annoncés dans le Plan Eau : irrigation de cultures et de terrains de sport (golf), hydrocurage, lavage de voirie et de véhicules, entretien des espaces verts, création de bornes multi usages de la REUT…,
- Réalisation d’un diagnostic approfondi afin de connaître la pression sur la ressource en eau dans le territoire, d’établir une typologie des usages de l’eau et de réaliser une stratégie visant à optimiser la disponibilité de la ressource qui prenne en compte l’enjeu des rejets dans la nature,
- Création de dispositifs qui favorisent l’échange de bonnes pratiques et de retours d’expériences inspirants,
- Déploiement d’actions de formation pour la montée en compétences des cadres et techniciens dans les collectivités.